- HISTOIRE - L’histoire des mentalités
- HISTOIRE - L’histoire des mentalitésDans le champ historique, l’histoire des mentalités a longtemps constitué un secteur mal reconnu par les spécialistes et peu exploré, «secteur de pointe» dont l’audience s’est accru lentement à mesure que s’effaçaient les résistances dues sans doute au fait que les exigences de la psychologie historique se sont affirmées en premier lieu dans la dénonciation des «perpétuels et irritants anachronismes commis inconsciemment par des historiens qui se projettent tels qu’ils sont dans le passé avec leurs sentiments, leurs idées, leurs préjugés intellectuels et moraux» (M. Bloch). En outre, cette histoire ne se pratiquait guère hors de France, où les formules plus classiques de l’histoire sociale, culturelle et économique accaparaient exclusivement les initiatives des chercheurs et a fortiori des enseignants.L’histoire des mentalités se donne pour objectif la reconstitution des comportements, des expressions et des silences qui traduisent les conceptions du monde et les sensibilités collectives; représentations et images, mythes et valeurs reconnues ou subies par les groupes ou par la société globale, et qui constituent les contenus des psychologies collectives, fournissent les éléments fondamentaux de cette recherche. Bannissant par définition les «apophtegmes de banale psychologie», dont maints manuels sont souvent truffés, l’histoire des mentalités ne se confond pourtant pas avec l’histoire des idées (histoires des concepts et surtout des systèmes, dans leurs jeux d’influence et de succession) qui existe depuis longtemps aux confins de l’histoire et de la philosophie; pas plus qu’elle ne rejoint l’histoire des idéologies, politiques ou non, au sens même pris par cette expression depuis quelques années, façons de camouflages conceptuels de réalités plus fondamentales. L’histoire des mentalités recouvre le champ, et utilise les démarches de l’investigation en matière de psychologies collectives (pour ne pas dire de la psyché collective, qui postule une unité discutable); de plus, le terme de mentalités inclut nécessairement le domaine affectif, sentiments et passions; les sensibilités tout autant que le registre intellectuel proprement dit.«Les faits historiques sont par essence des faits psychologiques», écrit Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien . Ce qui met en question non seulement un secteur du domaine historique – de l’histoire socio-culturelle – mais aussi les rapports de l’historiographie et de la mémoire collective; les représentations du passé, qui pèsent si lourd sur les devenirs humains, font évidemment partie du sujet que traite l’historien des mentalités. Celuici restitue aux illusions et aux mythes leur signification et leur rôle dans les continuités; ces facteurs sont souvent sous-estimés par nos contemporains plus attentifs aux rapides mutations actuelles de la technique et de la science qu’à ces stabilités dans la longue durée. En ce sens, l’investigation de psychologie historique doit être reconnue comme «la base même de tout travail d’historien valable».Méthodes et concepts opératoiresDans ces domaines où menace l’anachronisme le plus insidieux et le plus grave, la prudence historienne impose le recours à une rigueur méthodologique d’autant plus exigeante; la part descriptive, qui tient une place énorme dans ces reconstitutions (avant toute tentative d’explication), s’appuie sur des concepts opératoires de stricte définition: visions du monde, structures et conjonctures.Visions du mondeTout groupe social – voire toute société globale – admet pour vivre un certain nombre de représentations de la nature, de la vie et des rapports humains, de Dieu (ou des dieux). La cohérence de cet ensemble de représentations est d’autant plus à expliciter qu’elle permet d’analyser les rapports entre le su , le reconnu , le tu , qui interviennent dans sa constitution. Lucien Febvre a utilisé pour la définir, dans son Problème de l’incroyance , l’expression d’outillage mental, qui répond parfaitement à cette définition, s’il est entendu que son inventaire englobe, outre les notions et représentations communes, les modèles éducatifs, et les comportements couramment désignés par l’expression «genres de vie». Les conflits «pédagogiques» entre Jésuites et Oratoriens du XVIIe siècle peuvent être envisagés dans cette optique; de même le cadre de vie quotidien, les gestes et les travaux chaque jour répétés au long de l’existence définissent une façon de voir les êtres et le milieu naturel. «À chaque civilisation, son outillage mental; bien plus, à chaque époque d’une même civilisation, à chaque progrès, soit des techniques, soit des sciences, qui la caractérise, un outillage renouvelé, un peu plus développé pour certains emplois, un peu moins pour d’autres.». L’analyse des outillages mentaux suppose une exploration des langages, et d’abord du vocabulaire, mais elle assure également la reconnaissance de tous les canaux d’information qui peuvent contribuer à nourrir les représentations du groupe, à enrichir (ou appauvrir) leurs conceptions: toute «modélisation» des fonctions sociales – ou même des fonctions individuelles –, rites, cérémonies, mythes, fait partie de cette exploration, y compris les «illusions», les mythifications dont la première moitié du XXe siècle a donné les plus tragiques exemples, en Europe comme en Extrême-Orient. Il est également nécessaire de retrouver les comportements sociaux dominants: ainsi la fréquentation des pèlerinages comme expression d’une forme de religiosité, l’application de coutumes (tacites ou non) pour la défense des patrimoines dans le cadre de la solidarité familiale; ou encore l’invocation des sentiments patriotiques au cours de cérémonies religieuses comme la procession annuelle de la châsse de sainte Geneviève à Paris. Les sociologues qui se préoccupent de mass media et de culture ne cessent de faire semblables démonstrations empiriques pour le temps présent. Les historiens peuvent en retrouver les coordonnées essentielles jusque dans le plus lointain passé; ainsi l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité de H. I. Marrou fourmille de notations (outre la reconstitution des modèles éducatifs) sur l’ensemble de ces conditionnements sociaux, qui contribuent à cerner la vie psychique des groupes. Une meilleure illustration de cette démarche réside dans le travail de Lucien Goldmann consacré à la vision du monde janséniste au XVIIe siècle, à partir des œuvres de Racine et de Pascal: Le Dieu caché .Cette énumération ne rend pas compte des difficultés auxquelles se heurte l’historien dans une telle reconstitution: il lui faut estimer la part respective des différents éléments à mettre en place, tout en gardant en mémoire les représentations de ses lecteurs, ses contemporains. Lucien Febvre en fournit un exemple frappant lorsqu’il affirme que les hommes du XVIe siècle étaient plus des auditifs que des visuels, et n’avaient pas encore l’habitude de privilégier la vue: «Comme l’ouïe fine et le flair aiguisé, écrivait-il, les hommes de ce temps avaient, sans nul doute, la vue perçante. Mais ils ne l’avaient pas encore mise à part des autres sens.» Cette formule, certes inattendue, qui fit sourire, voire ironiser lourdement, a été admirablement défendue et explicitée par Pierre Francastel qui s’est livré pendant des années à une longue réflexion sur les espaces visuels et leurs représentations picturales: la vue définie comme un sens intellectuel, un sens abstrait en somme.Structures et conjonctures mentalesLes cohérences de ces reconstitutions s’établissent d’autant plus aisément que les historiens peuvent, en ce domaine comme en d’autres, retrouver des continuités structurelles et, dans une moindre mesure, des rencontres conjoncturelles. Dans l’ordre mental, il n’est point rare de retrouver une stabilité multiséculaire d’un ensemble de représentations qui sont reconnues par de larges couches de populations: ainsi Marc Bloch a-t-il pu consacrer une étude aux caractères surnaturels attribués à la puissance royale en France et en Angleterre depuis le haut Moyen Âge jusqu’à l’aube de l’époque contemporaine. De même, Alphonse Dupront a étudié la persistance des images sacrées et des tropismes itinérants de la croisade, depuis la fin des expéditions en Terre sainte au XIIIe siècle jusqu’au XIXe siècle. Exemples difficiles et massifs que ces rapports stables reconnus dans leurs permanences, à l’échelle de nations entières, et même du continent chrétien. Bien d’autres sont offerts à la curiosité des historiens, à commencer par les pratiques et modèles habituellement désignés sous les vocables lâches de traditions, routines, habitudes. Processus et contenus doivent être élucidés à partir de documents souvent disparates, depuis les livres de raison ou mémoires jusqu’aux témoignages administratifs et judiciaires les plus détaillés et à l’aide des concepts élaborés par la psychologie sociale (identification, sublimation, compensation, simulation), qui acquièrent ainsi droit de cité dans le vocabulaire des historiens.L’histoire des mentalités identifie les rythmes et les fluctuations, longues ou courtes, à partir desquelles se définissent les conjonctures. De nombreux vocables du langage médical sont utilisés en ce domaine: contagions, épidémies, voire des mots plus anciens comme émotions, conjonctions, rencontres. Les peurs paniques des campagnes, qui ont été naguère étudiées pour rendre compte (en partie) de la Grande Peur de 1789, illustrent ces conjonctures mentales, où les fausses nouvelles les plus incohérentes trouvent crédit et provoquent des violences sans frein. Mais le terme de conjoncture mentale vaut aussi pour définir le «climat» d’une époque: l’atmosphère tragique, pathétique des décennies qui précèdent la Fronde, ou le ton et le style Régence des années 1715-1720 pour désigner comportements et façons d’être d’une partie de la société parisienne au lendemain de la mort de Louis XIV.Structures, déstructuration, restructuration, conjonctures longues ou courtes forment ce jeu complexe que l’historien du mental collectif doit maîtriser pour décrire, et qui exige donc une compréhension en profondeur des expressions et des comportements des différents groupes qui composent une société. L’exemple en a été fourni par l’analyse d’une destruction particulièrement spectaculaire: la renonciation aux poursuites de sorcellerie par les magistrats des cours souveraines au XVIIe siècle. Après plusieurs siècles au long desquels magistrats (et justiciables) avaient admis une intervention quotidienne du Diable dans les affaires humaines (structure mentale pérenne), s’est produit une «prise de conscience », dramatique par certains aspects, dans la conjoncture très particulière créée par la répétition de possessions collectives dans les couvents, qui ont fait scandale. Théologiens, médecins et magistrats ont remis en question peu à peu procédures et chefs d’inculpation pour renoncer finalement à toute poursuite criminelle. C’est là le processus d’une révolution mentale pressentie par Michelet, et reconstituée à travers les correspondances, les traités polémiques, les arrêts et décisions du pouvoir royal.Psychanalyse et histoire du mental collectifTout cet itinéraire n’implique aucun recours à la psychanalyse qui tente les historiens des psychologies collectives. Déjà Freud, dans Moïse et le monothéisme et Psychologie collective et analyse du moi , se préoccupait des méthodes qui permettraient de franchir «l’abîme qui sépare la psychologie individuelle de la psychologie collective ». Derrière les savants plus ou moins audacieux qui ont pris le relais se profilent d’ailleurs les statures inquiétantes des psychologues sociaux désireux de traiter les foules et les peuples à leur guise: intoxication, manipulation, propagande.En l’état actuel des tentatives faites dans cette direction, sans doute convient-il d’être prudent et de se borner à rappeler quelques évidences: tout d’abord que la psychologie collective d’un groupe n’est pas la somme des psychologies individuelles des participants, pas plus que ce groupe n’est une simple addition d’individus. Les méthodes de recherche psychanalytique qui valent pour les individus ne sont pas immédiatement transposables aux groupes, ni à la société globale – même si une telle pratique est assez répandue, sous une forme grossière, par voie de comparaisons hâtives, images biologiques douteuses, au niveau de l’information générale. Tout transfert de cet ordre ne peut que susciter de la méfiance chez ceux qui analysent les comportements collectifs.Tout aussi inacceptable est la démarche qui postule une identité fondamentale entre collectif et individuel; entre le mythe nourri par un groupe social et le rêve individuel, ce qui a l’apparent avantage d’utiliser tout l’effort freudien d’analyse des rêves au «bénéfice» de l’interprétation des grandes représentations collectives, voire des idéologies en général. Rêve collectif, rêve individuel: parallèle chatoyant où l’amateur d’onirisme peut donner libre cours à son ingéniosité. Même dans le cas où les contenus semblent se prêter au mieux à ces transpositions (racisme, antisémitisme), les insuffisances de la «méthode» sont trop claires.De même convient-il de récuser la thèse parfois avancée d’une identité «profonde» de tous les inconscients individuels, sur laquelle pourrait se fonder une analyse de la psyché collective: identité des processus, ou même, pour les plus audacieux, des contenus. Ce qui revient à postuler une sorte d’unanimisme, voire d’ontologie, qui se justifient également mal. Sans doute, là encore, des exercices littéraires brillants ont pu faire illusion, de même que des abus de langage où les images, les descriptions (de l’enthousiasme ou de la panique) ont favorisé ces audaces.En ce domaine mieux vaut s’en tenir à la prudence du fondateur de la psychanalyse: cherchant les voies du passage à l’étude de la psychologie collective, Freud invoquait par priorité l’«hérédité archaïque» intervenant dans la formation de la personnalité, soit l’ensemble des problèmes que posent pour tout individu les données sociologiques, intellectuelles, spirituelles de l’éducation au sens le plus large du terme. Toute la modélisation sociale que réalise l’éducation – si violemment mise en question de nos jours – entre dans l’analyse à la fois de l’individu et de ce milieu, constitutif de cette hérédité archaïque. Double démarche, plus probante assurément pour l’analyse de la personnalité individuelle en qui se retrouvent ces «traces mnésiques» que pour celle de la psychologie collective. Mais la ressource reste d’importance et mérite l’attention des chercheurs.L’étude des processus d’influence, de la «dynamique» des groupes et des foules relève, elle aussi, de méthodes qui font une place à un tel transfert («chaque individu, écrivait encore Freud, participe de plusieurs âmes collectives, celles de sa race, de sa classe, de sa communauté confessionnelle...»); des psychologues trop pressés ont pu brûler les étapes et pratiquer des déductions abusives. Celles-ci n’autorisent pas à condamner une démarche qui peut aider à rendre compte des phénomènes les plus classiques de «contagions», d’«entraînement», que les analystes des mouvements collectifs ont constamment à traiter: des historiens de la Révolution française comme Georges Lefebvre (dans ses études sur les foules révolutionnaires) en ont fourni des exemples admirables qui attendent prolongements, modélisation et toutes les recherches comparatives nécessaires pour valider une nouvelle méthode.Histoire des mentalités et histoire dialectiqueEnfin l’histoire des mentalités doit être située dans le projet plus large d’une histoire totale, où l’exploration des relations constituant la vie des hommes en société comporte un aspect culturel aussi important que la partie économique et matérielle. Ce qui signifie d’une part qu’il n’est pas question de reconnaître à l’histoire sociale du mental collectif une place privilégiée, ou une sorte de primat, d’inspiration ou d’orientation plus ou moins spiritualiste; d’autre part que cette juste place légitimement reconnue récuse implicitement toutes les simplifications qui refusent de prendre en considération les phénomènes de psychologie historique, abusivement relégués au rang d’«idéologies» sans signification historique. Trop de schématisations se donnent libre cours et justifient que cette double mise en garde soit présentée dans un texte de simples définitions.Une telle conception postule en outre une relative autonomie du mental collectif, face aux déterminations plus pesantes du socio-économique. Sans nul doute, dans cette dialectique d’une histoire sociale, aucun historien ne s’aviserait de contester l’interférence des relations sociales déterminées par les rapports économiques et des comportements et visions du monde. Mais dans le même mouvement, il convient d’admettre que les déstructurations, les évolutions du mental collectif ne se font pas aux mêmes rythmes que celles de l’économie. Le fait est patent pour la période contemporaine où les mutations technologiques et scientifiques modifient les modes de vie matérielle avec une rapidité croissante, alors que le mental – à l’échelle de certains groupes sociaux du moins – demeure très lent à se mouvoir. (Cette distorsion rend d’ailleurs les changements matériels d’autant plus déconcertants.) Ce fait est également évident pour des périodes plus anciennes: sous l’Ancien Régime, les conceptions les plus mystiques du pouvoir royal ont pu coexister longtemps avec des théories novatrices, et se maintenir, au moins pour la masse de la population, jusqu’à l’époque des Lumières, où monarchie et despotisme étaient quotidiennement remis en question. Marc Bloch l’a bien montré dans ses Rois thaumaturges . Tout phénomène de prise de conscience, toute étude consacrée à la vie culturelle de pays dans lesquels une transformation sociale fondamentale s’est produite (France de 1789-1850, Russie de 1917-1955) révèle, à l’analyse, de semblables superpositions ou transgressions qui démontrent cette part d’autonomie du domaine mental et culturel.Ce trait contribue en outre à la difficulté de la recherche en cette matière; l’histoire du mental collectif est par définition doublement dépendante: pour ses méthodes d’investigation, elle utilise les acquis de l’histoire littéraire, de la psychologie sociale, de la linguistique, et même de l’histoire biologique in statu nascendi ; pour situer ses apports dans les explications globales, elle doit sans cesse faire référence aux évolutions majeures, plus solidement établies, de l’histoire sociale et économique. Il n’est donc pas étonnant que la psychologie historique ait jusqu’à maintenant progressé avec lenteur: les premiers chefs-d’œuvre qui ont ouvert la voie en ce domaine ont été publiés il y a plusieurs décennies: Les Rois thaumaturges de M. Bloch, Le Problème de l’incroyance de Lucien Febvre; les articles-programmes de celui-ci datent de 1938 et 1941. Sans doute, l’extrême difficulté (soulignée par Lucien Febvre) de tels travaux explique pour une part la lenteur de ce développement: il n’en reste pas moins que là se situe une part essentielle du progrès de la science historique dans les décennies à venir.
Encyclopédie Universelle. 2012.